Société

Un long cri de terreur et de désespoir

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  • 13 décembre 2011

Il était en même temps atterré et amusé, et sentait monter en lui une vague de pitié qui recouvrît bientôt tout autre sentiment.
Il répondit doucement, avec une réelle compassion.
– Madame, ces fariboles ne sont que des mômeries tout juste bonnes à dérégler l’esprit… Vous êtes une femme intelligente, vous vous doutez bien que si ces gesticulations à la noix portaient le fruit qu’elles promettent, les envoûteurs domineraient le monde… Et n’auraient, surtout, aucun besoin de monnayer leur prétendue science pour subsister !
Sans vouloir vous contrarier, j’ai bien peur de n’être pas assez crédule pour donner prise à ces bêtises.
C’est bien dommage, mais on n’obtient pas toujours ce qu’on veut : moi, par exemple, j’aurais préféré vous trouver dans de meilleures dispositions.
Tant pis, je vous laisse à vos incantations.
Il leva son chapeau et retourna sur ses pas, tournant le dos à la chtelaine qui haussait le ton, sans plus se préoccuper d’éventuels spectateurs.
– Monsieur Aubin est un esprit fort ! Il est hors de portée d’une science affinée pendant des millénaires, notre psychologue de bazar ! Ne pars pas ! Reste là, puisque tu n’as rien à craindre ! Parce que tu n’as pas peur, n’est-ce pas ? Tu n’as pas peur de mes enfantillages ? Alors, je te mets au défi ! Donne-moi une mèche de tes cheveux, si tu ne me crains pas ! Une seule mèche, et moi, dans une semaine, je te donne le domaine, le chteau, tout !
Aubin s’arrêta, sans se retourner encore.
Satisfaite, elle précisa, dans un sourire mauvais.
– … Si tu es encore capable de me le réclamer…
Aubin pivota lentement sur lui-même.
– Vous seriez prête à vous engager là-dessus ?
Fébrile, elle tentait de dissimuler son excitation, mais le triomphe lui rosissait les joues.
– Bien sûr ! Viens ! Viens donc, je vais te signer un papier tout de suite !
Aubin ne bougea pas.
– Si vous insistez pour aller au bout de votre folie, je vous offrirai volontiers quelques cheveux.
Mais je veux être sûr de recevoir ce que vous m’offrez en gage, et une feuille griffonnée sur un coin de table n’y suffira pas, étant donnée la valeur de l’enjeu.
Je reviendrai dans trois jours : si vous me présentez un document notarié qui vous engage dans ce sens, vous aurez l’ingrédient qui vous manque pour épicer votre soupe.
Au revoir, Madame.
La chtelaine exultait.
– Tu l’auras, et cochon qui s’en dédit, pas vrai ? On ne revient pas dessus ! Si tu te dégonfles, je ferai en sorte que tout le monde le sache !
Aubin s’arrêta à nouveau, se tournant juste le nécessaire afin de capter le regard de son interlocutrice.
– Vos menaces sont inutiles, voisine.
Je n’ai pas l’habitude de revenir sur un marché lorsqu’il est conclu.
Puis il reprit son chemin. « Qui marche droit sait qu’il a raison », disait l’ancien.
Le jour dit, il fut au rendez-vous.
La chtelaine lui présenta un feuillet officiel, revêtu des cachets légaux et de la respectable signature du notaire du bourg.
Le texte en était conforme à ses attentes, et Aubin, abandonnant le document à la main qui ne le lchait pas, recula d’un pas, ôtant son chapeau qu’il déposa sur la tête de pierre de l’angelot au nez meurtri.
Sans un mot, il prit dans sa poche les petits ciseaux d’argent qu’il avait apportés, puis trancha calmement une mèche de ses cheveux noirs et indisciplinés, qu’il présenta du bout des doigts à sa voisine.
Le souffle raccourci de la femme dénonçait sa tension.
– Ça suffira ?
Il avait posé la question avec naturel.
Elle y répondit d’une voix basse, vibrante d’un triomphe attendu et glacé.
– … Largement !
Elle semblait hypnotisée par la maigre touffe qu’elle reçut avec avidité dans sa main tendue.
Abandonnant le document à Aubin, elle se replia vers la demeure, mains jointes autour de son étrange trésor.
Avant de refermer derrière elle la lourde porte de chêne, elle cracha à l’adresse de son voisin, d’une voix fielleuse et convaincue : – Tu es mort… !
Aubin, resté seul, plia avec soin le papier qu’il envoya rejoindre les ciseaux dans sa poche.
Spock et Brésil avaient pris de l’avance.
Après un dernier regard à la btisse silencieuse, il haussa les épaules avant de s’en retourner.
Quand vint le soir, Aubin n’eut guère plus de difficultés que d’habitude à trouver le sommeil.
Son repos fut cependant troublé, cette nuit-là, par un cri lointain.
Un long cri de terreur et de désespoir, comme seuls savent se l’arracher du plus profond d’eux-mêmes les animaux acculés par leur prédateur le plus sanguinaire.
Il ne connaissait pas de proie susceptible d’émettre une telle plainte, et c’est l’étrangeté même de ce cri inconnu qui avait éveillé Aubin.
Il connaissait depuis l’enfance la rumeur nocturne de la forêt, dont l’ancien lui avait appris à déchiffrer les voix : il écoutait les bois ainsi qu’un chef d’orchestre écoute une symphonie, et la forêt s’était tue un moment encore après que l’étrange appel se fut éteint.
Puis la vie sauvage avait retrouvé ses droits, investissant à nouveau l’espace sonore, et Aubin s’était rendormi.
Le lendemain, comme chaque jour, il était habillé au premier chant du coq.
Fidèle à ses habitudes, il avait attendu que les bêtes fussent nourries avant d’en faire autant, d’une tranche de pain gris dans un bol de lait frais, Voyance serieuse en envisageant la suite à donner à la journée naissante.

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