Société

Un soir d’automne où la brume ourlait ses volutes entre les arbres des lagunes

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  • 16 septembre 2011

Il était sensé être un aventurier, un homme ayant travaillé dans le 7e art mais aussi dans bien d’autres milieux où il ne rencontra – bien sûr – que des succès.
Ezra ordonna à sa banque de verser cent mille dollars sur le compte de la « Société des Études Théosophiques de Louisiane », Tarot divinatoire gratuit dirigée par… Jim Charles !
Un soir d’automne où la brume ourlait ses volutes entre les arbres des lagunes, un canot à moteur avançait lentement en ronronnant doucement. À son bord, Ezra Comb laissait errer son regard sur les berges sombres où l’on devinait de temps en temps des fermes espacées par de grandes étendues marécageuses.
Tom Morgan tenait le gouvernail du moteur d’une main ferme, modifiant d’un geste lent le sillage de l’embarcation selon les méandres de la rivière.
Les deux hommes aperçurent dans le brouillard la lueur vacillante d’une flamme, puis de plusieurs langues orange qui semblaient danser à la surface des eaux.
La procession des feux follets était dominée par la pointe sombre et menaçante d’une construction qui n’était autre que l’église qu’avait évoquée Tom.
Le cœur d’Ezra battait la chamade devant le spectacle de cette plage où sinuait une file de silhouettes tenant chacune un flambeau.
Les oiseaux de nuit s’étaient tus, un silence surnaturel écrasait l’ensemble de la scène.
Une fois le canot amarré à l’embarcadère de bois pourrissant, Ezra suivit d’un pas lent son guide en ces lieux étranges.
Ils suivirent la colonne des membres de la secte et pénétrèrent sous le porche semi-écroulé de l’église.
La scène qui attendait Ezra le cloua sur place.
Le chœur du btiment néo-gothique était occupé par une quinzaine de chaises à haut dossier taillés dans un bois tarabiscoté de style élisabéthain.
Au centre, un monticule de bûches crépitait d’une flamme qui lançait généreusement ses étincelles vers le toit crevé en de nombreux endroits.
Le brouillard pénétrait par ces fenêtres improvisées comme autant de bras fantomatiques pourvus de griffes évanescentes.
Les membres de la secte tournèrent lentement autour du cercle formé par les chaises et s’arrêtèrent en fixant leur flambeau à proximité de la vaste figure géométrique tracée au centre.
C’est à ce moment que Jim Charles fit une entrée méphistophélique, son mince corps noir disparaissant dans l’ample manteau rouge qui teintait de sang chaque détail de ce tableau vivant.
Le « marabout » tenait serré contre son corps un mince recueil aux ferrures de métal, le tout paraissant très ancien.
Il posa le livre sur le chevalet installé sur une petite estrade qui dominait le pentacle carmin.
De chaque côté de cette estrade, on avait installé un simple tabouret.
Ezra sentit Tom le prendre doucement par la main et le tirer vers le plus proche de ces tabourets.
Sitôt installé, un homme plus gé fit son apparition, surgissant de l’ombre qui cachait la nef au regard.
Simplement vêtu d’une tenue blanche de cultivateur de coton, pieds nus, le regard fixe, il s’approcha du second tabouret et le marabout l’aida à s’y asseoir.
Pendant quelques instants, les regards d’Ezra et du vieil homme se croisèrent et Comb sentit un courant d’air froid parcourir l’échine de son dos.
Le sorcier entonna avec l’assistance un chant doux où revenaient régulièrement les mots Sabathot et Daemon.
Puis il s’approcha d’Ezra et posa ses deux mains sur son crne : – Es-tu sûr de vouloir pénétrer l’esprit de cet homme, de t’approprier les images de sa vie ?
Ezra, la gorge asséchée par l’émotion, balbutia un « Oui » à peine audible.
Le jeu d’acteur était tellement vrai, le décor si bien réussi, que Tom oublia un instant le sens de cette mascarade et fut réellement impressionné par le rythme lancinant de ces voix et par le ballet des ombres étranges qui dansaient une bacchanale démoniaque sur les murs.
Seul un clin d’œil complice de Jim le rappela à la réalité.
Comme prévu, le sorcier retourna au chevalet et ouvrit le grimoire d’un geste emphatique.
La main gauche tendue vers le vieil homme, l’autre vers Ezra, le « marabout » devait être le point de liaison mental durant l’échange entre les deux cerveaux.
Jim nonna d’une voix sépulcrale et presque risible la formule : Ristla Yh’ha Adonna Secula Daemonae Ista, Ista, Levera Mortis Evalum… Yog Soth, Yog regula phenomena spiritua…
Yh’ha Yh’ha Adonna
Jim avait dû afficher une maîtrise absolue pour ne pas éclater de rire pendant la lecture approximative de cette formule qu’il avait choisie par hasard en dessous d’un signe qui ressemblait à un monstre muni d’ailes au corps bulbeux.
Les fragments tirés du Ghorl Nigral réunis dans son livre recelaient d’étonnantes figures géométriques, entrecoupées de dessins représentants des êtres fantastiques.
La vieille femme qui lui avait légué ce livre avait insisté sur l’absolue interdiction de lire ces mots à voix haute.
Décidément, la crédulité humaine n’avait pas de limite ! Il récita une seconde fois la formule en prononçant les mots avec plus de force, essayant de décrypter l’intonation exacte des syllabes.
Jim pensait ensuite reposer les mains sur le livre et pratiquer le transfert de la mémoire du cerveau vers celui d’Ezra.
Malgré ses efforts, il ne put abaisser ses bras et entonna d’une voix encore plus forte la formule pour la troisième fois : … c’est à cet instant que Jim Charles comprit qu’il avait fait une bêtise…
Sentir ses bras transformés en appendice de marbre, son larynx en coulée de lave, ses yeux prêts à bondir hors de leurs orbites… Jim reprit la formule pour la quatrième fois, CONTRE SON GRÉ, incapable d’empêcher les mots de se former.
Ce n’est plus d’une voix forte, mais presque en hurlant qu’il recommença : Ristla Yh’ha Adonna Secula Daemonae Ista, Ista…
La litanie continua ainsi crescendo jusqu’au moment où la douleur étrangla la voix d’un Jim devenu aphone dans un ultime cri : …
Adonna… Adonna
Tom vit le grand manteau rouge s’effondrer emportant avec lui le chevalet et le Ghorl Nigral qui acheva sa course au milieu du pentagramme et du brasier.
Seul le visage tuméfié de Jim apparaissait entre les plis sanguins du manteau, telle une tache blême qui ne pouvait suggérer autre chose que la mort.
Ezra poussa alors un cri affreux, comme jamais Tom n’en avait entendu pousser par un humain.
Le financier porta ses mains au visage puis hurla : – Mes Yeux, mes yeux, je ne vois plus rien que le noir… Non, je vois autre chose, mon Dieu, qu’est-ce que c’est ?…
Adonna

Ezra bondit du tabouret en chancelant, les bras à l’horizontale devant lui, dans la position d’un aveugle cherchant à éviter les obstacles devant lui.
Brusquement un vent de folie parcourut l’assemblée.
Les figurants se levèrent en hurlant et gesticulant, plusieurs pointant le doigt vers le haut pour indiquer quelque chose qui échappait au regard de Tom.
Ils se précipitèrent en un mouvement de fuite éperdue vers la porte, se bousculant les uns les autres, renversant les flambeaux, se brûlant au passage.
Tom recula jusqu’au mur étrangement froid puis leva la tête.
Dans la pénombre qui tissait une couverture d’ébène au-dessus de lui, il distingua une forme impensable qui en aucun cas ne pouvait être assimilée à un être vivant connu.
La forme semblait se lover autour des charpentes du toit en une pulsation maladive et écœurante.
Entre-temps, les flammes avaient gagné le manteau du défunt Jim, puis du chevalet pour s’attaquer au livre.
Il y eut soudain un éclair et il sembla à Tom que le Ghorl Nigral explosait au sein d’un geyser d’étincelles.
Un son provenant du toit s’enfla, tel un grognement étouffé par d’innombrables épaisseurs d’ouate invisible.
Un son que Tom n’avait jamais entendu, un son qu’aucun être humain ou animal ne pouvait émettre.

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